[par gnoir]
Cette nuit un arbrisseau m'a poussé dans la main. Je me suis réveillé à cause d'une démangeaison dans la paume et il était là, ficus poussif. J'ai regardé l'autre main mais de ce côté rien n'avait changé : celle-ci, je l'ai perdue lors d'un accident du travail à la scierie, il y a quelques années, à cause d'une lame basculante mal réglée. Depuis l'accident, je passe l'essentiel de mon temps dans le square Quiroga, au pied de ma barre de logements sociaux qui tourne le dos à la mer, à observer les allers et venues des arbres & plantes. Je me demande souvent si la main perdue n'a pas repoussé quelque part sur un rocher bouffé par les moules, ou dans un verger. L'arbrisseau ressemble vaguement à un palmier. Je ne quitte ma cité-dortoir qu'une fois par semaine, pour me rendre au cabinet de mon "référent polaire", c'est ainsi qu'on appelle depuis la dernière réforme les membres de l'Ordre des soignants du nerf. Les tenants de l'école childebertiste les traitent d'imposteurs et vice-versa. Le référent m'observe d'un œil : "Décrivez-moi cet arbrisseau." Son travail consiste à m'injecter des flux chimiques, plus ou moins sévères en fonction de mon état d'agitation. A ce qu'il paraît, mes journées sont rythmées par le grincement des balançoires d'enfants et le bruit des végétaux que j'ai appris, avec le temps, à classer par fréquences, à la manière d'un herbier auquel j'aurais, seul, l'accès. Ainsi le cri du thuya s'apparente à un pipeau voilé tandis que le miaulement du hêtre, presque imperceptible, contredit en touts points son apparence massive : ce serait la caresse d'une gouttelette sur une joue, à peine le bruit d'une respiration. Le souffle du vent contre le peuplier est la réplique de l'espèce de râle qu'émet un oignon quand on l'épluche. Le rire d'un bouleau est un sautillement, les enfants jouant à saute-mouton. L'if est un canif sans possibilité, privé dirait-on de son manche, mais crissant. Il faut des heures d'écoute pour parvenir à démêler ces sons du brouhaha de la ville. Aussi gros qu'un pouce, incrusté dans ma paume comme un souriceau dans un vieux quignon. L'arbrisseau est doué de parole : "Voudrais-tu me rempoter?" Cela aurait pu être un autre jour. J'ai d'abord cru aux effets de mon traitement. Or la créature insiste d'une voix fluette : "Il s'agirait de me trouver un tuteur fiable et dévoué." À présent je recule, pris de tremblements, cherchant autour de moi les signes d'une supercherie, mais le square a la même forme que la veille, et les ressorts de mon lit imitent la chute d'une branche sciée. Un matin je sais que l'arbrisseau grossira, il enflera, jusqu'à s'en faire péter la panse. Je ne serai alors qu'une petite ligne noire au creux de sa palme. | NOTES DE SEANCE arbre au coin de la gueule patient dit : "je n'ai que des prête-noms" sors du cabinet, fuis, déchire l'ordonnance baltringues (à emplâtrer) "les arbres sans ombre portent malheur" propension patient inventer proverbes à surveiller chut final, révolution à surveiller blabla cf blob obsession du mou |